Entre réalité scientifique et mythe populaire
De tous les composés victimes de mythes, de fausses idées, de mauvaise presse, de décalages entre effets réels et supposés ainsi que d’asymétrie entre connaissances scientifiques et croyances populaires, la créatine est sans conteste la détentrice de la palme d’or. La persistance de l’accusation selon laquelle la créatine lèserait les reins est une illustration de l’anathème dont est frappé ce composé.
La rengaine «la créatine est mauvaise pour les reins» est aussi vieille que l’existence de ce composé comme complément alimentaire, parmi l’un des premiers à être pris par les sportifs, dès les années 19901. À cette néphrotoxicité2 supposée s’ajoutent d’autres allégations sans fondement scientifique, telles que «la créatine est un dopant», voire «la créatine est un stéroïde», ou encore «la créatine conduit à la déshydratation et à des crampes».
D’un point de vue structurel, pourtant, la créatine est un simple tripeptide – l’association de trois acides aminés –, dérivé de la glycine, de l’arginine et de la méthionine; d’où donc lui vient cette dramatique réputation? Surtout que, sur le plan de la recherche scientifique, elle est l’un des composés les plus abondamment étudiés, et pour ainsi dire aucun effet secondaire négatif n’est associé à sa prise en complément3. Sur le plan de la santé, elle mériterait d’ailleurs une réputation inverse, puisqu’elle peut être considérée comme une «pseudo-vitamine»4.
Pour comprendre cette peur irraisonnée, il faut suivre le parcours de la créatine dans le corps, puisque c’est de la biochimie du composé que naissent les incompréhensions et les confusions qui sont vraisemblablement à l’origine du mythe de la créatine néphrotoxique.
Biochimie de la créatine
Qu’elle soit endogène – c’est-à-dire produite par le corps, en l’occurrence principalement le foie5 [Figure 1] – ou exogène – c’est-à-dire apportée par l’alimentation ou un complément –, la créatine est d’abord utilisée dans les muscles squelettiques6 et le cerveau7, où ces tissus transforment la créatine en phosphocréatine. Lors de la production d’énergie cellulaire, la phosphocréatine est utilisée pour «recycler» l’adénosine triphosphate (ATP), la molécule énergétique8. Après ce processus métabolique, il ne reste de la créatine qu’un «déchet» – dans le jargon, on dit que c’est un sous-produit de la réaction –, qui s’appelle la créatinine. Cette dernière est ensuite excrétée telle quelle par les reins9 [Figure 2].
Créatinine et évaluation de la fonction rénale
Jusque-là, rien de très alarmant, si ce n’est que créatine et créatinine ont une proximité phonétique. Il se trouve toutefois que les principaux tests pour évaluer la fonction rénale consistent à mesurer le taux de créatinine10.
En effet, si les reins ont une fonction déclinante, l’élimination de la créatinine devient plus difficile. Autrement dit, si le taux de créatinine est élevé, on en conclut que les reins ne fonctionnent pas comme ils devraient. La créatinine est donc un marqueur, c’est-à-dire un signe, un indicateur, utilisé dans le diagnostic de la fonction rénale.
Impact du sport sur la créatinine, avec ou sans complément en créatine
Il faut d’abord noter que les muscles squelettiques comptent plus de 90% des stocks de créatine11: ainsi, plus une personne est musclée et plus elle utilise ses muscles, plus elle produit de créatinine12. Ensuite, l’ingestion de protéines animales est associée à une augmentation de la masse musculaire13 et de l’élimination de la créatinine14. Enfin, la créatine prise en complément peut augmenter le taux de créatinine au-delà des valeurs normales15.
Mais faut-il en craindre pour sa santé? Autrement dit, le fait que la créatine prise en complément puisse faire augmenter le taux de créatinine est-il signe d’une lésion aux reins?
Impact de la créatine sur la fonction rénale
Fonction rénale saine
Chez les personnes ayant des reins en bonne santé, les nombreuses données scientifiques montrent que la créatine en complément n’affecte aucune mesure de la santé rénale à l’exception du taux de créatinine. Au surplus, les revues scientifiques portant tant sur la sécurité de court terme que de long terme de la créatine en complément forment un faisceau de preuves concordantes permettant de soutenir qu’il n’y a aucun effet secondaire sur la fonction rénale16.
À cet effet, il faut noter que même des hautes doses quotidiennes de créatine (plus de 10 g) n’ont pas été reliées à une atteinte rénale, en tout cas pas à court terme – il existe peu d’études portant sur une prise à long terme d’une telle quantité17. Toutefois, la dose de complémentation quotidienne standard se situe autour de 5 g. Avec cette quantité, les niveaux de créatinine n’augmentent même pas significativement18, et la plupart des études n’ont noté que des élévations minimes, même avec des doses de 20 g par jour19.
Fonction rénale dégradée
Qu’en est-il pour les personnes ayant des conditions rénales particulières ? Eh bien, même pour elles, un complément en créatine semble sûr.
Une étude de cas menée sur un homme ayant un seul rein n’a pas montré d’effet négatif d’une prise de 20 g par jour sur cinq jours, suivie d’une prise de 5 g par jour pendant un mois20. Un essai contrôlé randomisé chez des patients atteints de diabète de type 2, avec un déclin de la fonction rénale plus ou moins avancé, n’a révélé aucune altération significative des reins avec une prise de 5 g par jour de créatine sur 12 semaines21. Enfin, deux études cliniques impliquant des personnes avec des maladies rénales n’ont identifié aucun effet délétère sur l’état de santé des reins22.
Toutefois, il faut ici prendre en compte certaines lacunes de la recherche scientifique. En effet, les études publiées sont, d’une part, peu nombreuses, et, d’autre part, ne portent que sur le court terme (quelques jours à quelques mois). Des études de long terme seraient donc nécessaires pour conclure à une innocuité de la créatine en complément chez les personnes avec des problèmes aux reins, quand bien même les résultats d’études de court terme montrent qu’une telle complémentation paraît sûre, même avec une fonction rénale suboptimale.
Conclusion pratique
L’élévation des niveaux de créatinine n’indique pas une atteinte aux reins si elle est causée par la prise d’un produit nutritionnel de créatine. Les personnes sans problème rénal peuvent se complémenter en créatine sans risque pour leurs reins. Le seul «risque» serait, en cas de test de la fonction rénale, d’obtenir un faux positif en interprétant à mauvais escient l’augmentation de la créatinine comme marqueur d’un dommage aux reins. En l’occurrence, cette augmentation serait due à l’élimination physiologique – c’est-à-dire normale – du surplus de créatine apporté par le complément.
Sur le court terme, les compléments de créatine ne semblent pas altérer la fonction rénale tant chez les personnes ayant des reins en bonne santé que chez les personnes souffrant d’une fonction rénale dégradée. Sur le long terme, le risque n’augmente pas chez les personnes en bonne santé; les preuves scientifiques sur les personnes souffrant de problèmes rénaux sont en revanche manquantes sur les périodes prolongées. Pour ces personnes, une prise de créatine doit donc se faire sous supervision médicale à la dose efficace minimale23.
De la confusion légitime à l’accusation mensongère
À la lumière de ces conclusions médicales, comment comprendre la dissonance entre le milieu scientifique et le grand public?
La bivalence entre l’approche métabolique de la créatinine – qui est, rappelons-le, le résidu de l’emploi de la créatine à des fins énergétiques – et son approche clinique – qui utilise, rappelons-le aussi, la créatinine comme un marqueur d’une fonction rénale suboptimale – a conduit à voir une relation entre deux phénomènes distincts et indépendants. Pour le dire plus simplement, le fait que la créatinine soit à la fois le métabolite24 «normal» de la créatine et un marqueur d’un dommage au rein a semé le doute sur le statut de la créatinine: de témoin d’une atteinte (potentielle et non avérée) au rein, elle est devenue suspecte.
En prolongeant ce raisonnement – logique, mais non conforme à la réalité scientifique –, la créatine, qui est la «source» de la créatinine, s’est retrouvée coupable. Pourtant, s’il peut y avoir corrélation entre complément de créatine et hausse de la créatinine, ainsi que corrélation entre hausse de la créatinine et dommage au rein, il n’y a en revanche pas de corrélation – a fortiori encore moins de causalité – entre complément en créatine et dommage au rein [Figure 3]. La logique qui conduit à considérer la néphrotoxicité de la créatine repose donc sur un sophisme, nourri par une incompréhension des relations de corrélation et de causalité.
Il faut reconnaître que la ressemblance phonétique entre créatine et créatinine n’aide vraisemblablement pas à clarifier les choses, quand bien même elle n’est pas à l’origine du mythe de la créatine néphrotoxique. Cette confusion multiple a pu légitimement faire naître une peur des produits nutritionnels de créatine. Toutefois, l’explication métabolique et une revue de la littérature scientifique, qui est sur ce sujet nombreuse, convergente et concluante, rend la persistance de cette peur depuis une vingtaine d’années beaucoup moins compréhensible, et encore moins légitime. Elle entretient le mythe d’une créatine «criminelle», censée être une substance dangereuse et dopante.
Cette image publique est pourtant à l’opposé des connaissances scientifiques au sujet de la molécule et du complément créatine. Et pour cause, la créatine est un composé qui peut être d’une très grande efficacité et d’une réelle utilité, dans une utilisation sportive ou non, d’ailleurs. Dans tous les cas, l’hostilité vis-à-vis du complément nutritionnel n’enlèvera pas le fait que chaque adulte possède une réserve corporelle de créatine de 120 g25, sans laquelle il n’aurait vraisemblablement pas suffisamment d’énergie pour perpétuer ce mythe de la nutrition!
Couverture: photo de HowToGym sur Unsplash.
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- Ce terme, non scientifique, fait référence à des composés qui, s’ils ne sont pas des vitamines ou des minéraux essentiels, sont tout autant vitaux pour le corps. À la différence des nutriments essentiels, les déficiences en «pseudo-vitamines» ne résultent pas en une maladie. Dans le cas de la créatine, il apparaît que le corps demande, comme pour les nutriments essentiels, un apport journalier – d’environ 2 g pour un adulte-type (Brosnan JT, da Silva RP, Brosnan ME. The metabolic burden of creatine synthesis. Amino Acids (2011)).
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- Soit via un test sanguin, soit via une combinaison d’un test sanguin et d’un échantillon d’urine sur 24 heures.
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- Un métabolite est une substance issue du métabolisme.
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